Quelle qualification juridique pour un sérum augmentant la croissance des cils : médicament ou produit cosmétique ?

17.10.2022

Droit public

Pour la Cour de justice de l'Union européenne, la qualification de médicament par fonction peut s'appuyer sur des preuves scientifiques concernant non pas la substance active du produit lui-même, mais un analogue structurel, et suppose que ce produit possède des effets bénéfiques concrets sur la santé humaine.

La Cour de justice a été saisie par le tribunal administratif de Cologne d’une série de questions préjudicielles concernant l’interprétation des définitions de médicament et de produit cosmétique. Par un arrêt du 13 octobre 2022, la Cour a répondu que les autorités nationales, lorsqu’elles vérifient si un produit composé d’une nouvelle substance est susceptible de répondre à la définition du médicament par fonction, peuvent s’appuyer sur des preuves scientifiques concernant non pas la substance active du produit lui-même, mais un analogue structurel. Elle a également précisé que la qualification de médicament par fonction suppose que le produit en cause possède des effets bénéfiques concrets pour la santé, une amélioration de l’apparence esthétique qui induit un bénéfice médiat par l’augmentation de l’estime de soi ou du bien-être qu’elle suscite, étant jugée suffisante seulement si elle permet le traitement d’une pathologie reconnue. En revanche, si le produit améliore l’apparence physique sans présenter de propriétés nocives et s’il est dépourvu d’effets bénéfiques concrets sur la santé, il ne saurait être qualifié de médicament.

Droit public

Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.

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Cadre juridique et contexte contentieux

On rappellera au préalable que le droit de l’Union définit un médicament comme « toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ; ou toute substance ou composition pouvant être utilisée chez l’homme ou pouvant lui être administrée en vue soit de restaurer, de corriger ou de modifier des fonctions physiologiques en exerçant une action pharmacologique, immunologique ou métabolique, soit d’établir un diagnostic médical » (article 1er de la directive 2001/83/CE modifiée, repris sous l’article L. 5111-1 du code de la santé publique).

Un produit cosmétique s’entend de « toute substance ou tout mélange destiné à être mis en contact avec les parties superficielles du corps humain (épiderme, systèmes pileux et capillaire, ongles, lèvres et organes génitaux externes) ou avec les dents et les muqueuses buccales en vue, exclusivement ou principalement, de les nettoyer, de les parfumer, d’en modifier l’aspect, de les protéger, de les maintenir en bon état ou de corriger les odeurs corporelles » (article 1er du règlement (CE) n° 1223/2009 modifié, repris sous l’article L. 5131-1 du code de la santé publique).

Ces définitions n’étant pas mutuellement exclusives, la Cour de justice a dégagé une série de critères pour permettre aux autorités nationales de savoir dans quelle mesure un produit répond à la définition du médicament ou à celle d’un autre produit réglementé (cosmétique, biocide, dispositif médical, complément alimentaire…).

Contrairement à la notion de médicament par présentation (première partie de la définition), dont l’interprétation extensive a pour objet de préserver les consommateurs des produits qui n’auraient pas l’efficacité qu’ils seraient en droit d’attendre (CJCE, 30 nov. 1983, Van Bennekom, aff. C-227/82 ; CJCE, 21 mars 1991, Monteil et Samanni, aff. C-60/89), celle de médicament par fonction (seconde partie de la définition) vise à englober les produits dont les propriétés pharmacologiques ont été scientifiquement constatées (CJCE, 15 nov. 2007, Commission c/ Allemagne, aff. C-319/05 ; CJCE, 15 janv. 2009, Hecht Pharma, aff. C-140/07).

Il appartient ainsi aux autorités compétentes, sous le contrôle du juge, de se prononcer au cas par cas, en tenant compte de l’ensemble des caractéristiques du produit, principalement de ses propriétés pharmacologiques, immunologiques ou métaboliques, telles qu’elles peuvent être établies en l’état actuel des connaissances scientifiques, mais également de sa composition, de ses modalités d’emploi, de l’ampleur de sa diffusion, de la connaissance qu’en ont les consommateurs et des risques que peut entraîner son utilisation (CJCE, 9 juin 2005, HLH Warenvertriebs et Orthica c/ Allemagne, aff. C-211/03 ; CJUE, 3 oct. 2013, Laboratoires Lyocentre, aff. C-109/12).

L’affaire qui a été renvoyée à la Cour de justice avait trait, en l’espèce, à un produit développé par une société allemande (M2Beauté Cosmetics) sous le nom commercial de « M2 Eyelash activating serum », auquel elle attribue la propriété d’augmenter la croissance et la densité des cils. Mis sur le marché en tant que produit cosmétique dans plusieurs pays de l’Union européenne, le M2 Eyelash est composé de méthylamido-dihydro-noralfaprostal (MDN), une substance active synthétique apparentée à la classe des prostaglandines (des cytokines, autrement dit des médiateurs cellulaires présents dans de nombreux tissus et organes humains). D’un point de vue chimique, cette molécule est très proche du bimatoprost, autorisé en Allemagne (et dans d’autres Etats membres) en tant que médicament (sous forme de collyre), en vue de diminuer la tension intraoculaire se manifestant dans la maladie du glaucome. Or, le fait est que parmi les effets secondaires bien établis de ce type de médicament figure la capacité d’améliorer la croissance des cils.

L’autorité sanitaire allemande, le Bundesinstitut für Arzneimittel und Medizinprodukte (BfArM), a considéré que le M2 Eyelash n’était pas un produit cosmétique, mais un médicament, et qu’il devait par conséquent obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM) avant toute commercialisation. C’est dans le cadre de ce contentieux que la juridiction administrative allemande a été saisie et qu’elle a renvoyé des questions préjudicielles à la Cour de justice.

Le critère des propriétés pharmacologiques du produit : le recours aux preuves scientifiques par analogie structurelle

La première question préjudicielle portait sur le point de savoir si une autorité nationale, lorsqu’elle vérifie si un produit répond à la définition du médicament par fonction, peut établir les propriétés pharmacologiques de ce produit en s’appuyant sur les connaissances scientifiques relatives à un analogue structurel de la substance active, dès lors qu’aucune étude scientifique concernant la substance en cause n’est disponible.

Les propriétés pharmacologiques restent le critère principal sur la base duquel il appartient aux autorités compétentes d’apprécier, à partir des capacités potentielles du produit, si ce dernier peut être administré ou utilisé chez l’homme en vue de restaurer, corriger ou modifier ses fonctions physiologiques. Conformément à une jurisprudence constante, la qualification d’une substance comme médicament par fonction doit être effectuée au cas par cas, eu égard à ses propriétés pharmacologiques, telles qu’elles sont établies en l’état actuel des connaissances scientifiques (CJCE, 30 nov. 1983, Van Bennekom, aff. C-227/82 ; CJCE, 21 mars 1991, Delattre, aff. C-369/88). Il en résulte que cette interprétation doit être objective, puisqu’elle implique les propriétés intrinsèques du produit (pharmacologiques immunologiques, métaboliques), telles qu’elles ont été établies par des études portant sur la substance active qui le compose.

Dans l’affaire du M2 Eyelash activating serum, la difficulté résidait dans le fait que la substance active était une molécule nouvelle et n’avait fait l’objet d’aucune étude. La Cour de justice a néanmoins estimé que cette circonstance ne saurait exclure la prise en compte d’autres connaissances scientifiques de nature à permettre d’établir les propriétés pharmacologiques du produit, et ce même en l’absence d’études ayant porté spécifiquement sur la substance concernée.

Aussi a-t-elle reconnu aux autorités sanitaires la possibilité de recourir à des preuves scientifiques fondées sur un analogue structurel, à partir du moment où le degré d’analogie est tel qu’il permet, sur la base d’une analyse objective et scientifiquement fondée, de présumer qu’une substance présente dans un produit, avec une concentration donnée, présente les mêmes propriétés qu’une substance existante, pour laquelle des études requises sont disponibles. Reste qu’il ne suffit pas d’attribuer des propriétés pharmacologiques à une substance pour la regarder d’office comme un médicament.

Le critère des effets bénéfiques sur la santé : l’amélioration de l’apparence physique conditionnée à un usage thérapeutique

Les deux autres questions portaient sur le point de savoir si un produit qui modifie les fonctions physiologiques, tout en étant dépourvu d’effet bénéfique sur la santé, peut être qualifié de médicament, notamment lorsqu’il se borne à améliorer l’apparence physique sans présenter de propriétés nocives.

Dans un précédent contentieux, relatif à la qualification juridique des cannabinoïdes de synthèse, la Cour a rappelé que l’interprétation de la notion de médicament par fonction implique un effet bénéfique sur la santé humaine. Elle a ainsi considéré que la définition du médicament ne couvre pas les substances dont les effets se limitent à une simple modification des fonctions physiologiques, sans qu’elles soient aptes à entraîner des effets bénéfiques, immédiats ou médiats, pour la santé humaine, tels des cannabinoïdes de synthèse, substances psychoactives consommées dans un but non pas thérapeutique, mais uniquement récréatif (CJUE, 10 juill. 2014, D., aff. C-358/13 et C-181/14). Le critère finaliste permet en l’occurrence de ne pas ranger parmi les médicaments toutes les substances qui ont un effet physiologique sur le corps humain (exemple de l’alcool), ce qui n’interdit pas, à l’inverse, de considérer qu’une substance ou une plante psychoactive puisse également avoir un usage médical (cas du cannabis).

En outre, pour être qualifié de médicament, il ne suffit pas qu’un produit possède des propriétés bénéfiques pour la santé en général, mais il doit « à proprement parler » avoir pour fonction, sinon de prévenir ou guérir une affection, du moins de modifier, restaurer ou corriger une fonction physiologique « de manière significative », en exerçant une action pharmacologique, immunologique ou métabolique (CJCE, 15 nov. 2007, Commission c/ Allemagne, aff. C-319/05 ; CJCE, 15 janv. 2009, Hecht Pharma, aff. C-140/07).

Le critère tiré de l’aptitude à restaurer, corriger ou modifier des fonctions physiologiques ne doit donc pas conduire à qualifier de médicament par fonction des produits qui, tout en ayant une influence sur le corps humain, n’ont pas d’effet physiologique significatif et ne modifient, ainsi, pas à proprement parler les conditions de son fonctionnement (CJUE, 30 avril 2009, Bios Naturprodukte, C‑27/08).

Il en résulte que le caractère bénéfique pour la santé des effets d’un produit ne doit pas être apprécié in abstracto, sans tenir compte de l’usage spécifique qui sera fait de ce produit. La qualification de médicament par fonction exige de pouvoir constater une capacité potentielle du produit à induire un bénéfice concret pour la santé humaine. Dans le cas contraire, celui-ci ne pourra pas être considéré comme un médicament, même s’il est dénué de nocivité au dosage où il est employé.

S’agissant du M2 Eyelash activating serum, l’effet en question était de nature esthétique, à savoir une amélioration de la croissance des cils oculaires. Pour la Cour de justice, le fait qu’un produit soit susceptible d’améliorer l’apparence physique sans présenter de propriétés nocives ou que celui-ci puisse améliorer l’apparence et induire ainsi une augmentation de l’estime de soi ou du bien-être, ne saurait suffire, à lui seul, pour que des effets bénéfiques sur la santé soient scientifiquement constatés.

La Haute juridiction de l’Union a toutefois réservé l’hypothèse qu’un effet esthétique puisse être lié à une finalité thérapeutique. On pourrait évoquer ici, par analogie, le cas des implantations de prothèses mammaires dont certaines présentent un but purement esthétique, alors que d’autres sont réalisées après une mastectomie consécutive à un cancer du sein. Bien qu’il soit possible qu’un produit réponde, en l’absence de maladie, à la définition de médicament par fonction – c’est typiquement le cas des contraceptifs hormonaux qui ne sont pas des substances destinées à prévenir une maladie – le fait qu’un produit puisse être utilisé à des fins thérapeutiques constitue un élément déterminant pour le qualifier de médicament par fonction.

En revanche, en l’absence de toute utilisation, même potentielle, du produit concerné dans le traitement d’une pathologie reconnue, la condition relative à l’existence d’effets bénéfiques concrets sur la santé ne sera pas satisfaite. Par suite, le seul fait qu’une substance améliore l’apparence physique sans présenter de propriétés nocives ne suffit pas pour considérer qu’elle puisse engendrer des effets bénéfiques sur la santé et répondre à la définition de médicament par fonction.

Cette définition exige de pouvoir constater une potentialité du produit en cause à induire un bénéfice concret pour la santé. Si ce bénéfice peut résulter d’une amélioration de l’apparence physique, compte tenu de l’augmentation de l’estime de soi ou du bien-être que cette amélioration induit (en référence à la fameuse définition de la santé de l’OMS), une telle appréciation ne saurait être subjective, mais devra reposer sur le constat scientifique suivant lequel le produit peut être utilisé dans le traitement d’une pathologie reconnue – on pourrait penser, en l’espèce, à une pelade ophtalmique – ce qu’il appartiendra à la juridiction nationale de vérifier.

Il est probable que le tribunal administratif allemand donne tort à l’autorité sanitaire (BfArM) et estime que le sérum à base de MDN ne répond pas à la définition du médicament. Pour autant, en tant que produit cosmétique, il conviendra de vérifier qu’il ne présente pas de nocivité et que son utilisation est sûre dans les conditions normales d’emploi, conformément aux exigences du règlement (CE) n° 1223/2009. Dans ce contexte, l’autorité sanitaire pourrait recourir à la procédure de sauvegarde prévue à l’article 27 du règlement, le cas échéant en invoquant le principe de précaution, sachant qu’elle ne pourra pas édicter de mesures provisoires générales s’appliquant à une catégorie de produits contenant la même substance, mais qu’elle devra viser un produit cosmétique en particulier, comme l’a récemment reconnu la Cour de justice à propos d’une décision française (ANSM) concernant les produits cosmétiques contenant du phénoxyéthanol (CJUE, 15 sept. 2022, FEBEA, aff. C-4/21).

Jérôme Peigné, Professeur à l'Université Paris Cité (Institut Droit et santé)
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